False Bay, dans le sud-ouest de l’Afrique du Sud, était autrefois l’un des hauts lieux mondiaux d’observation des grands requins blancs (Carcharodon carcharias). Mais entre 2015 et 2019, ces prédateurs emblématiques ont mystérieusement disparu de la baie. Une étude scientifique récente révèle que cette absence brutale a provoqué une cascade trophique aux conséquences écologiques majeures.
Un équilibre écologique rompu
Les scientifiques qualifient de cascade trophique le phénomène par lequel la disparition d’un prédateur au sommet de la chaîne alimentaire entraîne des bouleversements en cascade dans les niveaux inférieurs. C’est précisément ce qui s’est produit à False Bay.
Avec la disparition du grand requin blanc, les populations de ses proies, notamment les phoques à fourrure du Cap (Arctocephalus pusillus pusillus) et les requins sevengill (Notorynchus cepedianus), ont augmenté. Inversement, les petits poissons et petits requins dont ces espèces se nourrissent ont vu leur nombre chuter.
Selon Neil Hammerschlag, écologue marin et directeur de la Shark Research Foundation (Canada), les données collectées entre 2000 et 2020 montrent une population stable de grands requins blancs jusqu’en 2015, suivie d’un déclin abrupt aboutissant à leur disparition totale de la baie en 2018.
Une transformation visible du comportement animal
En parallèle, les comportements des espèces habituellement présentes autour de Seal Island ont été profondément modifiés. Les chercheurs ont constaté que les requins sevengill, habituellement discrets et cantonnés aux forêts de kelp à plus de 20 km de Seal Island, se sont mis à apparaître dans les zones jadis dominées par les grands requins blancs.
Même constat pour les phoques, autrefois confinés près des côtes par peur de la prédation. Ils s’aventurent désormais en haute mer, dans des zones où ils auraient auparavant été des proies faciles. Une étude antérieure de Hammerschlag, basée sur l’analyse du taux de cortisol dans les fèces de phoques, confirme une baisse significative du stress lié à la disparition des prédateurs.
Des effets jusqu’à la base de la chaîne alimentaire
Les chercheurs ont ensuite observé l’impact sur les poissons pélagiques, comme le chinchard du Cap (Trachurus capensis) et l’anchois (Engraulis encrasicolus), proies principales des phoques. Ils notent une baisse significative, surtout du chinchard, directement corrélée à l’augmentation du nombre de phoques.
Bien que l’impact sur les petits poissons soit moins marqué que sur les phoques ou les requins sevengill, cette dynamique illustre la fragilité des équilibres marins face à la disparition d’un super-prédateur.
Pourquoi les requins ont-ils disparu ?
La cause exacte de la disparition des grands requins blancs à False Bay reste débattue. Certains chercheurs évoquent la présence accrue d’orques (Orcinus orca), connues pour s’attaquer aux requins. D’autres, comme Hammerschlag et le biologiste Enrico Gennari, pointent du doigt les dispositifs de protection côtière mis en place par le KwaZulu-Natal Sharks Board : filets anti-requins et lignes appâtées causent une mortalité importante dans les populations de requins migrateurs.
Selon Gennari, la zone de répartition historique des requins blancs s’étendait de False Bay jusqu’au Mozambique. Leur déclin à l’est, causé par ces mesures, aurait entraîné un effondrement de la population à l’échelle nationale.
Des implications à long terme
Les experts s’accordent à dire que la disparition des prédateurs de haut niveau déstabilise durablement les écosystèmes. « Les requins blancs jouent un rôle essentiel dans la régulation des espèces marines. Leur absence fragilise tout le système », avertit Hammerschlag.
Et le phénomène ne se limite pas à False Bay. Des déclins similaires ont été signalés dans d’autres zones clés sud-africaines comme Gansbaai, Mossel Bay, Plettenberg Bay ou encore Algoa Bay.
Une alerte pour la gouvernance écologique
Ce cas emblématique met en lumière l’interdépendance des espèces dans les écosystèmes marins et la nécessité de repenser les politiques de conservation. Protéger les prédateurs au sommet de la chaîne alimentaire ne relève pas uniquement de la biodiversité : c’est une condition de stabilité écologique à long terme.